Une grande âme
Dans la foule, secrètement,
Dieu parfois prend une âme neuve,
Qu'il veut amener lentement
Jusqu'à lui, d'épreuve en épreuve.
Il la choisit pour sa bonté,
Et lui donne encore en partage
La tendresse avec la fierté,
Pour qu'elle saigne davantage.
Il la fait pauvre, sans soutien,
Dans les rangs obscurs retenue,
Cherchant le vrai, voulant le bien,
Pure toujours, - et méconnue.
Il fait plier sous les douleurs
Le faible corps qui l'emprisonne ;
Il la nourrit avec des pleurs,
Que nulle autre âme ne soupçonne :
Il lui suscite chaque jour,
Pour l'éprouver, une autre peine,
Il la fait souffrir par l'amour,
Par l'injustice et par la haine.
Jamais sa rigueur ne s'endort :
L'âme attend la paix ! il la trouble ;
Elle lutte ? Il frappe plus fort,
Elle se résigne ? il redouble.
Il la blesse d'un coup certain
Dans chacun des êtres qu'elle aime,
Et fait de son cruel destin
Un mélancolique problème.
A la rude loi du travail,
Il la condamne, ainsi frappée ;
Il la durcit comme un émail,
Il la trempe comme une épée.
Juge inflexible, il veut savoir
Si jusqu'au bout, malgré l'orage,
Elle accomplira son devoir,
Sans démentir ce long courage.
Et s'il la voit au dernier jour,
Sans que sa fermeté réclame,
Il lui sourit avec amour.
C'est ainsi que Dieu forge une âme.
Eugène MANUEL