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Des poèmes et des chats
13 juillet 2011

La Sérieuse

Il faisait beau. – La mer, de sable environnée,
Brillait comme un bassin d’argent entouré d’or ;
Un vaste soleil rouge annonça la journée
Du quinze thermidor.
La Sérieuse alors s’ébranla sur sa quille :
Quand venait un combat, c’était toujours ainsi ;
Je la reconnus bien, et je luis dis : « Ma fille,
Je te comprends, merci ! »
J’avais une lunette exercée aux étoiles ;
Je la pris, et la tins ferme sur l’horizon,
- Une, deux, trois, - je vis treize et quatorze voiles :
Enfin, c’était Nelson.
Il courait contre nous en avant de la brise ;
La Sérieuse à l’ancre, immobile s’offrant,
Reçut le rude abord sans en être surprise,
Comme un roc un torrent,
Tous passèrent près d’elle en lâchant leur bordée ;
Fière, elle répondit aussi quatorze fois,
Et par tous les vaisseaux elle fut débordée,
Mais il en resta trois,
Trois vaisseaux de haut bord – combattre une frégate !
Est-ce l’art d’un marin ? le trait d’un amiral ?
Un écumeur de mer, un forban, un pirate,
N’eût pas agi si mal !
N’importe ! elle bondit, dans son repos troublée,
Elle tourna trois fois jeta vingt-quatre éclairs,
Et rendit tous les coups dont était criblée,
Feux pour feux, fers pour fers,
Ses boulets enchaînés fauchaient des mâts énormes,
Faisaient voler le sang, la poudre et le goudron,
S’enfonçaient dans le bois, comme au cœur des grands ormes
Le coin du bûcheron.
Un brouillard de fumée où la flamme étincelle
L’entourait ; mais, le corps brûlé, noir, écharpé,
Elle tournait, roulait et se tordait sous elle,
Comme un serpent coupé.
Le soleil s’éclipsa dans l’air plein de bitume.
Ce jour entier passa dans le feu, dans le bruit ;
Et, lorsque la nuit vint, sous cette ardente brume
On ne vit pas la nuit.
Nous étions enfermés comme dans un orage ;
Des deux flottes au loin le canon s’y mêlait ;
On tirait en aveugle à travers le nuage ;
Toute la mer brûlait.
Mais, quand le jour revint, chacun connut son œuvre,
Les trois vaisseaux flottants démâtés, et si las
Qu’ils n’avaient plus de force assez pour la manœuvre :
Mais ma frégate, hélas !
Elle ne voulait plus obéir à son maître ;
Mutilée, impuissante, elle allait au hasard ;
Sans gouvernail, sans mâts, on n’eût pu reconnaître
La merveille de l’art !
Engloutie à demi, son large pont à peine,
S’affaissant par degrés, se montrant sur les flots :
Et là ne restaient plus, avec moi, capitaine,
Que douze matelots.
Je les fis mettre en mer à bord d’une chaloupe,
Hors de notre eau tournante et de son tourbillon ;
Et je revins tout seul me coucher sur la poupe,
Au pied du pavillon.
J’aperçus les Anglais les figures livides,
Faisant pour s’approcher un inutile effort,
Sur leurs vaisseaux flottants comme des tonneaux vides,
Vaincus par notre mort.
La Sérieuse alors semblait à l’agonie,
L’eau dans ses cavités bouillonnait sourdement ;
Elle, comme voyant sa carrière finie,
Gémit profondément.
Je me sentis pleurer, et ce fut un prodige,
Un mouvement honteux ; mais bientôt l’étouffant
« Nous nous sommes conduits comme il fallait, lui dis-je ;
Adieu donc, mon enfant ! »
Elle plongea d’abord sa poupe et puis sa proue ;
Mon pavillon noyé se montrait en dessous ;
Puis elle s’enfonça, tournant comme une roue,
Et la mer vint sur nous.

ALFRED DE VIGNY

fregate

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Commentaires
F
Superbe poème moi qui adore la mer, bravo à topi, Rose marie et gros bisous!!
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