Le merle

Jean-Pierre, ayant eu cet hiver
(Oh ! pas grand'chose...) la rougeole,
Est venu prendre le bon air
Chez son parrain, l'oncle Anatole,

Un vieux capitaine au long cours
Qui fit cinq fois le tour du monde ;
Dont la bouche dit "oui" toujours,
Et qui, surtout, jamais ne gronde.

Promenades, récits, fruits mûrs
Fondant sous la dent,... on le gâte
Dans la maison calme aux vieux murs,
Qu'on a baptisés : LA FREGATE.

Si, parfois, il s'y trouve seul,
Sans camarades, en revanche
Il a pour amis l'épagneul,
Et Minette, la chatte blanche,

Et même le beau merle noir,
Favori du bon capitaine,
Qui siffle, du matin au soir,
Son grand air de la Marjolaine.

Or, par un chaud après-midi,
Sous le berceau de clématite,
Tandis que le parrain est sorti,
Gravement Jean-Pierre médite.

Oui, mes amis, il songe au temps
Où les nègres étaient esclaves,
Et, sous le fouet des trafiquants,
Marchaient les pieds chargés d'entraves.

Et, comme aux récits de parrain,
Il commande un brick intrépide ;
Donnant la chasse, en fier marin,
Au négrier qui fuit,... rapide.

Branle-bas, abordage, cris :
"Victoire ! Hourrah ! Vive la France !"
Tous les brigands sont morts ou pris.
Pour les noirs, c'est la délivrance.

Et, dans la furia, voici
Que ses yeux tombent sur la cage :
"Pauvre captif, - un nègre aussi !
Délivrons-leDélivrons-le ! Plus d'esclavage !"

Il n'écoute que son bon coeur.
L'oiseau, voyant la porte ouverte,
Avec un sifflement moqueur
S'enfuit vers la campagne verte.

L'oncle rentre. Semonce, avec
Correction exemplaire.
On vous le fourre au lit : pain sec
Arrosé d'un verre d'eau claire.

Et Jean-Pierre, plein de mépris
Pour les humains, s'endort et pense
Que l'héroïsme, mal compris.
N'a pas toujours sa récompense.

Maurice COUALLIER