Le passeur
Un passeur avait pour sa barque,
Deux clients. L'un fier, dur, banquier de haute marque,
Le payait largement, mais sans lui souffler mot.
L'autre, peu riche, acquittait strictement son passage,
Mais lui disait bonjour, lui faisait bon visage,
Et quelque fois caressait le marmot.
Un jour un coup de vent furieux les submerge ;
Et le passeur aussitôt de songer
A repêcher d'abord son second passager.
Pendant que, sain et sauf, il l'amène à la berge,
L'autre, entraîné par l'eau, lui crie : "Ingrat, pourquoi
N'as-tu pas commencé par moi,
Qui t'ai toujours payé d'une façon princière ?"
A cela notre homme répond :
"L'argent ne fait pas tout", et puis d'un bond,
Il replonge dans la rivière.
Mais à rien ne lui sert son zèle et sa vigueur :
Pour sauver le banquier, il n'est plus assez proche.
L'or et l'argent s'arrêtent à la poche,
Les bons procédés vont au coeur.
Paul GUYOT