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Des poèmes et des chats
18 août 2009

Le Nid et le Berceau

Comme on l'avait battu la veille, l'ennemi
Résolu de jeter l'épouvante parmi
Tous les villages qu'il traversait. Féroce,
A coup de poing, à coups de botte, à coups de crosse,
Affectant, ce vaincu, des rires triomphants,
Il chassait devant lui femmes, vieillards, enfants ;
Puis (cela se passait dans notre douce Alscace)
Les soldats par instants sortaient de leur besace
D'inflammables engins, les jetaient sans raisons
Sur les murs et par les fenêtres des maisons...
Et vers l'azur montaient la flamme et la fumée.
Une bicoque était à peine consumée,
C'était le tour d'une autre ; et tous les chers abris
Du rêve et du travail sous les cieux assombris
S'écroulaient, calcinés, en sinistres décombres.
Sur les fauves clartés se détachaient les ombres
Des Boches passant tout par le feu, par le fer.
Ils semblaient des démons qu'aurait vomis l'Enfer.
Et lorsqu'au vieux clocher sonna la huitième heure,
Il restait du village une seule demeure,
Facile proie offerte à ces bourreaux pervers ;
Modeste mais riante avec ses volets verts
Et l'étroit jardinet où l'angélique pousse...

Un tout petit enfant dort là, tètant son pouce.
Il est seul au logis, abandonnés des siens :
Avant ceux-là, déjà d'autres soldats prussiens
Ont emmené sous la menace de leurs armes,
Insensibles devant ses sanglots et ses larmes,
La mère suppliante et folle de douleur...
Et le bébé repose en la douce chaleur
De son berceau, goûtant un bonheur sans mélanges :
Souriant dans un songe à ses frères, les anges.
Le bruit n'a point troublé le sommeil enfantin.
Il ne s'éveillera qu'aux fraîcheurs du matin ;
A moins que le trépas horrible qui le guette
Ne vienne l'étouffer bientôt dans sa couchette...
Renonce, - pauvre mère, - aux espoirs superflus :
Ton trésor bien-aimé, tu ne le verras plus,
Avec le gazouillis éperdu des linottes,
Tendre vers ton baiser ses petites menottes,
Car sans doute, déjà la troupe des maudits
Se prépare à brûler ton humble toit, tandis
Que le chef, en sifflant, finit sa cigarette...

Mais soudain celui-ci d'un geste prompt arrête
Ses hommes étonnés. Il commande : "Repos !..."
Il sourit ; de l'index désigne à ces suppôts
De Satan, sur le toit, une blanche cigogne
Qui hors d'un nid se dresse, et, calme, sans vergogne,
Entr'ouvrant son long bec, clignant ses petits yeux,
Inspecte l'horizon d'un air insoucieux...
Elle non plus, le bruit ne l'a pas éprouvée :
Elle garde, fidèle au devoir, sa couvée,
Noble, tel un guerrier qui ne craint pas le feu...
Pourtant (ne faut-il pas se délasser un peu ?)
On la voit aux lueurs pourpres de l'incendie
Détendre lentement une patte engourdie,
Et, comme pour lutter contre un torticolis,
Avec des mouvements comiques mais jolis
Agiter en tous sens son cou souple et flexible...
Sans réfléchir qu'il est une vivante cible,
Ce grand joujou que meut un étrange ressort
Philosophiquement semble narguer le sort...

A contempler l'oiseau majestueux et brave,
L'officier, qui d'abord riait, redevint grave,
Et, bien que la Kultur dans son neutre cerveau
Ait causé maint ravage, il goûte un renouveau
De superstition populaire et naïve :
Petit, on lui disait que du malheur arrive
A ceux-là qui tuaient ces oiseaux ; que l'on doit
En guerre comme en paix de grands égards au toit
Sur lequel la cigogne élit son domicile ;
Car si chacune vient, à sa tâche docile,
Quand les senteurs d'avril flottent dans l'air léger,
Sur la même maison, c'est pour la protéger.

Troublé par la légende apprise en son enfance,
Le brutal officier semble être sans défense ;
Sur son monocle un pleur, pour un peu, coulerait !...
Il se domine, il chante ; d'un air guilleret
Emmène ses soldats... Et tous font place nette,
Abandonnant sans y toucher la maisonnette
Que le hasard protège et que le ciel bénit...

C'est ainsi qu'un berceau fut sauvé par un nid.

HUGUES DELORME (Mai 1915)

Num_riser0028

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